Une chronique de Christine Le Brun, Experte Smart Cities & Places chez Onepoint, où nous parlerons de villes, d’outils et de technologies numériques, de données, mais aussi des citoyens et de ceux qui font les villes.
Bonjour Christine Le Brun, aujourd’hui vous allez nous parler d’un livre et cela pique ma curiosité ! Qu’est ce qui vous a donné cette idée ?
Le sujet de la smart city et plus généralement les sociétés hyperconnectées dopées à l’intelligence artificielle ont beaucoup inspiré les auteurs, que ce soit en littérature, en BD ou dans les séries, comme dans l’excellente Black Mirror par exemple. Rappelez-vous aussi Minority Report où les publicités dans le métro interpellent le héros par son prénom. Alors, c’est bientôt l’été, et peut être que nos auditeurs aiment lire pendant les vacances ? Et il se trouve que j’ai une recommandation en lien avec cette chronique, et pas des moindres. Ce livre, c’est « Les Furtifs » d’Alain Damasio.
C’est un roman n’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’il a de si particulier ?
Alain Damasio s’est fait connaitre grâce à « La Horde du contrevent », qui est devenu culte, et que je vous conseille aussi d’ailleurs. Dans les Furtifs et dans plusieurs autres de ses romans, il questionne beaucoup notre rapport au numérique, notre dépendance vis-à-vis des services qu’il apporte et les risques de dérive associés. Mais dans les Furtifs, c’est fait de manière si poétique, avec une belle intrigue, dans un univers dystopique mais pas tant que ça, et de nature à vous faire réfléchir, que c’est pour moi une référence en la matière. En plus il a une capacité à jouer avec la langue et la typographie qui est unique. Bref, vous l’aurez compris, j’ai vraiment adoré !
Alors pouvez-vous nous pitcher un peu l’intrigue, et quel est son lien avec la smart city ?
Dans les Furtifs, la ville est une entité qui a quasiment la présence d’un personnage. L’intrigue se passe à Orange, pas du nom de la ville du Vaucluse, mais de celui d’un fournisseur d’accès internet bien connu. La ville a été entièrement privatisée, suite à sa faillite et au désengagement de l’Etat. Les citoyens sont ultra connectés, et par l’intermédiaire d’une bague, bénéficient de services dont la contrepartie est un contrôle permanent de leurs faits et gestes. Ce qui est dérangeant, c’est que l’on n’est pas dans un système autoritaire comme dans 1984, mais que la plupart des gens sont consentants, en raison du confort que cela leur apporte. Un des revers de la médaille est la super exploitation des profils de consommation, et un accès à l’espace public hiérarchisé en fonction de ces profils et des forfaits qui leurs sont attachés. Pourtant, certains résistent, et bien sûr, pour cela ils sont marginalisés, voire pourchassés, et leur vie est vraiment très compliquée.
Est-ce que ce sont ces personnes qu’on appelle les furtifs ?
Non, les furtifs sont des créatures imaginaires et je dois dire que les descriptions qu’en fait l’auteur sont assez fascinantes. Légende urbaine pour certains, objet de quête permanente pour d’autres, elles sont en symbiose avec les mondes végétal et minéral. On n’est pas sûr qu’elles existent vraiment mais dans cette société hyper contrôlée par la donnée, elles seraient les seules à ne pas laisser de traces, ce qui évidemment pose problème à plein de monde. En tout cas, le héros, lui, est convaincu que sa petite fille, disparue à l’âge de 5 ans, a rejoint leur univers et il met tout en œuvre pour la retrouver à travers eux.
Et quand vous avez lu ce roman, vous n’aviez pas trop l’impression d’être un peu au travail ?
Un peu c’est sur… J’avais parfois tendance à me demander : est ce que ce qui est décrit ici pourrait vraiment arriver en vrai ? Est-ce qu’on en est encore loin ? Quelles sont les barrières qui empêchent ceci d’arriver dans notre société ? Il y a 2 aspects qui m’ont interpellée dans la projection que fait Damasio de la ville du futur. Premièrement, le désengagement de l’Etat au profit des multinationales, qui amène à tout marketer et à faire du citoyen un consommateur, et uniquement un consommateur. Tous les services qui auparavant étaient publics sont monétisés et ceux qui n’ont pas les moyens n’y ont pas accès ou alors sous une forme très dégradée. Deuxièmement, cette notion du consentement, ou de la résistance et du coût de cette résistance. Quand les parcs, les itinéraires pour aller d’un point à un autre, les écoles sont privatisées et que leur accès est conditionné à votre accord pour porter cette bague et donc à la collecte et à l’exploitation sans limite de vos données personnelles, aurez vous le courage, et surtout l’énergie de refuser ? Damasio décrit des situations ubuesques où le refus de la technologie numérique fait tout simplement de votre vie un enfer quotidien. Un tel choix limite automatiquement vos déplacements, votre accès à la santé, à l’éducation, à l’emploi. Alors, que feriez-vous ?
Cela fait un peu froid dans le dos en effet. Mais pourtant, vous avez aimé ce livre ?
Oui, sincèrement. Et ce n’est pas seulement parce que cela faisait écho à mon univers professionnel, mais aussi parce que les personnages sont extrêmement attachants. Vous verrez, au-delà de ces réflexions, c’est aussi une très belle
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.